« Alice, m’entends-tu? Alice?… »

J’ai connu une semaine passablement éprouvante, très chargée au niveau des émotions.

Vendredi dernier, très tôt dans la matinée, j’étais à l’hôpital Pierre-Boucher, à Longueuil, pour l’échographie prénatale de ma blonde. Elle est rendue à 20 semaines de grossesse. Sur place, nous nous sommes fait dire que le bébé était parfaitement en santé, que tout allait bien et que ce serait une fille. Charlotte et Juliette étaient les deux prénoms que nous avions en tête au cas où ce serait une petite. Lorsque j’ai appris cette nouvelle, pendant l’échographie, je n’ai pu m’empêcher de verser quelques larmes, mais pour une tout autre raison. Je pensais à ma tante Alice, dont je vous parlais la semaine dernière, et qui ne verra jamais ce bébé. Elle n’avait que 55 ans. 

Cinq jours. Ce n’est pas long; ce n’est même pas une semaine complète, mais c’est au cinquième jour que nous avons appris que ma tante ne s’en sortirait pas.

Le 11 février, elle s’est effondrée sur la Plaza Saint-Hubert, à Montréal. En pleine rue, en plein hiver, son cœur a flanché! Pendant qu’elle magasinait une robe de bal avec ma cousine de 16 ans. Bang! Sournoisement, quand qu’elle ne s’y attendait pas du tout. Un « court-circuit », que ma cousine m’a dit. Finalement, ce n’était pas un accident vasculaire cérébral, néanmoins, son cerveau a manqué d’oxygène pendant plus de 30 minutes.

Ce fatidique samedi, lorsque j’ai reçu l’appel de ma mère pendant que j’étais au restaurant, ma tante devait se réveiller et ne pas en garder de séquelles. Mais en l’espace des cinq petites journées suivantes, j’ai appris qu’elle ne sortait toujours pas de son état semi-comateux, tandis que d’autres patients, dans un état semblable au sien, finissaient par ouvrir les yeux. Plus tard dans la semaine, j’ai appris que le temps jouait contre ma tante, que si elle ne se réveillait pas, elle en garderait de graves séquelles, voire qu’elle se retrouverait en fauteuil roulant et dans un état végétatif pour le reste de ses jours. Voyez-vous, nous avions tous espoir dans la famille, puisque tout le reste fonctionnait bien : son cœur, ses poumons, son foie. Mais elle ne se réveillait pas! Son cerveau. Son cerveau, qui avait manqué d’oxygène trop longtemps, lui, ne fonctionnait plus. Ne répondait plus. Et finalement, l’appel de jeudi dernier, lorsque ma mère m’a annoncé que mes cousines avaient pris la décision de débrancher leur mère parce qu’il n’y avait plus rien à faire : « Les filles ont pris leur décision. Les médecins vont débrancher Alice. Elle va respirer par elle-même pendant un moment, mais tranquillement, elle va s’éteindre… » Elle venait de marier l’une de ses filles, en septembre dernier. 

Comment peut-on faire une chute en pleine rue un matin et, cinq jours plus tard, être sur le point de partir pour le grand voyage? Les médecins ne savent pas pourquoi elle s’est écroulée ce matin du 11 février, et n’ont pas idée pour quelles raisons ma tante ne s’est pas réveillée non plus. Quoi qu’il en soit, elle a réussi a réunir toute la famille ensemble cette semaine-là, chose que nous n’avions pu faire aux Fêtes. 

Mon père a connu des problèmes de santé l’automne dernier. Et ma tante s’en va. La maladie et la mort s’en prennent maintenant à nos parents et à nos oncles et tantes. Cette folle histoire, qui s’est déroulée trop rapidement à mon goût, me fait réaliser que tôt ou tard, ce sera tous notre tour. Et ce, même si nous nous croyons tous invincibles et intouchables. 

Donc vendredi dernier, quelques heures après avoir appris que j’aurais une fille, et à la suite de ma journée de travail au journal, je suis allé voir ma tante une dernière fois, à l’hôpital Jean-Talon. Dans le cubicule #1, entre trois murs à la peinture défraîchie, aux rideaux couleurs ternes des années 70, au plafond trop bas, alors qu’elle était branchée de partout avec des tubes dans la bouche et dans le nez, qu’il y avait trop de machines et de bip-bip à mon goût, ma tante respirait par saccades, les yeux fermés, à mille lieues de cette petite pièce, dans un univers dont on ne connaît encore rien. Je me suis penché sur elle et je lui ai murmuré à l’oreille : « Alice? Alice, c’est Franco. Je voulais seulement te dire qu’aujourd’hui j’ai appris que j’aurais une petite fille. J’aurais aimé que tu sois là pour le savoir et que tu puisses un jour la connaître… Mais je voulais aussi te dire que nous avons décidé de l’appeler Alice. En ta mémoire. Alice, m’entends-tu? Alice?… »

 

Je ne me souviens même plus la dernière fois que je t’ai vue;

Je regrette de ne pas avoir fait des efforts pour te revoir à Noël;

Mais je conserve de bons souvenirs en ta compagnie;

Je suis heureux que tu aies eu le temps de connaître et de prendre les jumeaux dans tes bras;

Tu pars trop soudainement et beaucoup trop tôt;

Mais pars en paix, toute la famille prendra soin de tes filles;

Et en ta mémoire, la mienne s’appellera Alice;

Tu me manqueras.

Je t’aime!

Un texte de Frank Rodi, le dimanche 19 février 2012