Craindre deux types de radicalisation
C’est une période de grande vulnérabilité pour les enseignants et les groupes religieux et racisés. Le journal a recueilli divers témoignages locaux pour aborder la question à savoir si la liberté d’expression connaîtrait de nouvelles balises dans certains milieux.
Avec les dernières manifestations de l’intégrisme religieux et du racisme sur la scène tant locale qu’internationale, les tensions entre communautés sont palpables. On craint le renforcement d’un climat d’intolérance dans diverses sphères de la société, en commençant par le milieu de l’éducation.
Une colère qui voyage
Depuis la décapitation de Samuel Paty en France, et avec la relance de nos débats nationaux sur l’usage de termes sensibles dans un contexte académique, c’est tout le milieu de l’éducation qui est secoué et remis en question. Au Canada, le premier ministre Justin Trudeau n’a pas fait l’unanimité lorsqu’en se prononçant sur les actes terroristes perpétrés en France, il en a profité pour donner une leçon sur les limites du droit à la liberté d’expression. Le premier ministre du Québec, François Legault, a fait meilleure figure en clamant haut et fort, et sans demi-mesure, que la liberté d’expression n’était pas négociable. Ses déclarations lui ont valu les remerciements personnels du président français, Emmanuel Macron.
À la Chambre des communes, le député de Montarville et porte-parole du Bloc Québécois en matières d’affaires étrangères, Stéphane Bergeron, a lui aussi tenu un discours clair et empreint de solidarité à l’égard de nos cousins français. « En assassinant Samuel Paty, c’est à la liberté d’expression que les terroristes s’en sont pris. » Il a, comme beaucoup de Québécois, notamment reproché à Justin Trudeau de ne pas avoir été le digne allié que la France méritait dans ce dossier. « Tout le monde a mal compris ce que le premier ministre voulait dire, y compris le président Macron ! L’Europe subit une inquiétante recrudescence du terrorisme islamiste avec trois attaques meurtrières en deux semaines. Le Canada doit être un allié fiable, prévisible et sans réserve pour nos partenaires européens contre l’obscurantisme meurtrier. »
L’imam Hassen Chalghoumi, figure importante à Paris, s’est quant à lui montré rassembleur et éloquent en fervent défenseur du bien commun, de la libre expression, et même de la caricature de sujets religieux sensibles, réitérant sur la place publique que l’islam ne devait pas mener à commettre des gestes barbares, mais plutôt inspirer un message de paix. « On vous demande pardon, parce que (Samuel Paty) a été décapité au nom de notre religion (…) Il ne faut pas céder à la peur. », peut-on l’entendre exprimer dans une vidéo virale. Il s’est aussi prononcé sur l’attentat à la Basilique de Nice, qui a fait 3 morts. « Les derniers événements horribles qui viennent de se dérouler nous amènent à nous unir chacun dans notre foi et dans une unité pour combattre l’obscurantisme. »
l’intolérance à deux niveaux
Vincent Fortier, conseiller municipal du district 2 de Saint-Bruno, est aussi enseignant depuis 17 ans, exerçant au Collège de Valleyfield. Il y donne un cours sur la philosophie de la guerre et du droit international, et s’est senti directement interpellé par l’assassinat de Samuel Paty. Il soutient la cause « Je suis prof » sur les médias sociaux, un mouvement qui consiste à afficher le slogan sur sa photo de profil en hommage à la victime. « Ce qui m’a traversé l’esprit, c’est que Samuel Paty a utilisé sa liberté très légitime de présenter des caricatures, et y a reçu une réponse terroriste et barbare. C’est scandaleux et ça m’inquiète à deux niveaux. D’abord, je ne veux pas que ça crée tranquillement un climat de peur, car c’est ce que veulent les gens qui agissent comme des fascistes en se servant de l’islam, et qui veulent intimider et pousser les autres à se taire. Mon autre crainte, c’est que les discours racistes et islamophobes soient renforcés. J’ai dit à mes étudiants qu’il faut lutter contre l’islamophobie, mais qu’en même temps, il faut être conscient de l’existence d’un courant radicalisé qui s’associe lui-même à l’islam. »
La montée d’actes terroristes seraient à craindre au Québec, autant du côté de l’islam radical que du côté xénophobe. Yan St-Pierre, dirigeant d’une entreprise de consultation active en contreterrorisme, considère qu’au Québec, on n’accorde pas assez d’importance au terrorisme. Il évoque la tuerie à la Grande Mosquée de Québec en janvier 2017. « On a dit que c’était un cas isolé, mais c’est révélateur d’un mal plus profond (…) Comme le Québec n’a pas encore vécu de grand attentat terroriste associé à al-Qaïda ou à l’État islamique, donc à forte résonance médiatique et politique, on ne prend pas encore la question assez au sérieux, mais on devrait. »
Pour M Fortier, « il y a une montée de l’intolérance au Québec, et de tous les côtés, qu’il s’agisse de droite, d’extrême droite, de gauche ou d’extrême gauche. Le dialogue est de plus en plus difficile. Ce n’est pas que la liberté d’expression est un droit illimité puisqu’elle ne peut servir à inciter à la haine. Mais si l’on met de côté les événements balisés par le droit criminel, on devrait pouvoir critiquer les idées et tolérer celles avec lesquelles on est en désaccord. Sinon, on s’écarte du fondement même de la démocratie. », explique-t-il.
« À vouloir être politiquement corrects, nous sommes allés trop loin et sommes devenus aseptisés. » – Jean-Harold Juin
Une semi-liberté d’expression
Le Québec a aussi fortement réagi à la suspension de Verushka Lieutenant-Duval par l’Université d’Ottawa pour son usage du « mot en N » dans un contexte d’apprentissage. Des professeurs se demandent comment enseigner la tolérance sans aborder les questions sensibles qui sont à l’origine de diverses formes de discrimination, tandis que certains groupes militants font aussi valoir que la liberté d’expression a ses limites.
Pour un précédent papier, le journal s’était entretenu avec le coach sportif scolaire Jean-Marie Tuma-Waku, originaire du Congo, pour qui la tolérance passe par l’éducation et l’évitement de tout sujet sensible en contexte professionnel et scolaire. Pour lui, il vaut mieux éviter l’usage de termes comme le « mot en N » ou tout sujet sensible lié à la religion, et ce, peu importe le contexte ou l’intention.
Jean-Harold Juin, courtier immobilier à Saint-Bruno, est issu d’une famille haïtienne mais né au Québec. Bien qu’il soit de peau noir, il fait partie de ceux qui prononcent le « mot en N » sans se censurer, et qui pensent que son usage ne devrait pas être proscrit. « À vouloir être politiquement corrects, nous sommes allés trop loin et sommes devenus aseptisés. » Selon lui, ce n’est qu’un groupe minoritaire, incluant des personnes noires et blanches, qui se veut plus actif que la majorité et qui « chiale pour un rien » à vouloir être « plus catholique que le pape », en ayant des discours de censure excessifs. Selon lui, les nouvelles générations ont tendance à encourager la victimisation. Il s’oppose à l’usage de termes substitutifs aux mots qui selon lui ne font qu’exprimer la réalité, tels que « malentendant » au lieu de « sourd », et « personne à mobilité réduite » pour remplacer le terme « handicapé ».
M Fortier quant à lui désapprouve la suspension de Mme Lieutenant-Duval. « Elle a utilisé un terme sensible dans un contexte académique sans mauvaise intention. Elle a voulu faire du débat un outil de réflexion, et elle a exactement compris quel était son rôle et celui de l’université. C’est pour cela que je la défends. Il ne faut certes pas oublier qu’il y a de la discrimination. Mais il ne faut pas confondre les agressions racistes avec le rôle des universités. » M Fortier s’inquiète des proportions que prennent certains désaccords, et des dénonciations qui se soldent en mesures disciplinaires injustes selon lui.
Le racisme systémique
Les débats sur la liberté d’expression ne devraient toutefois pas faire perdre de vue les enjeux liés au racisme systémique dénoncé de façon plus affirmée depuis la médiatisation des circonstances dans lesquelles Joyce Echaquan est décédée, au Centre hospitalier de Lanaudière à Joliette.
« J’ai enseigné au Cégep de Sept-Îles. J’y ai découvert qu’il y avait une ségrégation spontanée des Autochtones et ça m’a ‘fessé comme un 10 roues’ », raconte Vincent Fortier. « Ça se manifestait notamment par le fait que les Autochtones fréquentaient d’autres centres d’achats que les blancs. Dans ma classe, j’avais trois étudiants autochtones qui étaient mis à l’écart. » Il explique que c’est en employant un vocabulaire assez dur qu’il a lutté contre le climat d’intolérance dans sa classe. « J’ai décidé de présenter des textes d’un philosophe français, Jean-Jacques Rousseau, qui était misogyne à ses heures, mais qui encensait la beauté découverte des peuples autochtones, même s’il les appelait ‘les sauvages’. J’ai lu ses textes en prenant la peine de les contextualiser, et les étudiants autochtones m’en ont remercié. Ils avaient compris mon intention. »