Les visages du délestage
L’annonce de la mort de la jeune Rosine Chouinard-Chauveau, fille des comédiens Normand Chouinard et Violette Chauveau, que l’on a justifiée par le délestage dans tous les médias a chamboulé le Québec.
Le 18 février 2021, la jeune mère de 28 ans, Rosine Chouinard-Chauveau, décédait en raison du report d’une chirurgie dont la nature n’a pas été révélée au public, laissant dans le deuil son jeune fils Maël, ses parents, et tout l’avenir qu’il lui restait, faute de lit ou de personnel. Il y a quelques jours, à Sainte-Julie, une autre victime du délestage, pour qui l’histoire se termine beaucoup mieux que pour Mme Chouinard-Chauveau, nous offrait un autre témoignage troublant.
Une chronique poignante
Frederico Boris Iuliani, aux prises avec un sérieux problème de reins, a publié en ligne sa « Chronique d’un patient en temps de pandémie et de délestage », dans laquelle il illustre son problème et sa douleur : « Quand t’es rendu à rêver que tu cherches un vidéo tutoriel pour te faire toi-même l’opération (…) t’es vraiment au bout de toi-même, de ta capacité à endurer la souffrance. »
Dans cette chronique révélatrice, M. Iuliani raconte sa mésaventure, affirmant avoir essuyé des reports d’intervention répétés, attribués au délestage. Il aurait apparemment obtenu la date de son opération à l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont en se montrant très insistant auprès du personnel. « Je lui ai dit que je ne serais pas une victime du délestage, comme la fille du comédien qui venait de mourir à 28 ans, Rosine Chouinard-Chauveau (…) Malheureusement, la majorité des gens ne sont pas des grandes gueules ou des emmerdeurs de première comme moi. Malheureusement, même les grandes gueules et les emmerdeurs de première sont sans défense devant un système qui se déshumanise. », a-t-il déclaré.
« Malheureusement, la majorité des gens ne sont pas des grandes gueules » – Frederico Boris Iualiani
Des chiffres parlants
Québec calcule que l’on fait 34 % moins d’interventions chirurgicales dans les hôpitaux et que l’on en serait à 44 % sans l’aide du privé. Encore aujourd’hui, le délestage semble être un concept flou pour beaucoup de Québécois, qui croient à tort que seules les interventions non vitales, telles que les chirurgies orthopédiques, en sont affectées.
D’une branche médicale à l’autre
Du côté des médecins, on parle de délestage calculé. Le Dr Sarkis Meterissian, chirurgien-oncologue au Centre universitaire de santé McGill (CUSM), a raconté n’avoir délesté la chirurgie d’aucune de ses patientes atteintes d’un cancer du sein diagnostiqué, car ce type d’intervention en est une d’un jour et ne nécessite pas de monopoliser un lit pour une plus longue période. Ailleurs, dans les hôpitaux Charles-Le Moyne et Pierre-Boucher, des patientes du cancer du sein sont quand même délestées alors que leur cancer progresse, selon des sources internes et externes. Rappelons que ces hôpitaux ont été désignés par le ministère de la Santé pour recevoir des patients atteints de la COVID-19 depuis des mois, ce qui complique l’organisation du personnel et réduit la capacité d’accueil en zone froide.
À l’Hôpital du Haut-Richelieu, on découragerait des patients de venir en consultation pour des anomalies cardiaques, parce qu’ils pourraient y attraper la COVID. Ce serait le cas de Stéphanie Samson, une Chamblyenne que l’on a renvoyée chez elle. « Si l’on vous rentre en cardiologie, vous risquez d’attraper la COVID », lui aurait-on dit. Eric Sabbah, cardiologue à l’Hôpital Pierre-Boucher, a confié au journal qu’en matière de délestage pour les maladies du cœur, l’erreur réside dans le fait d’avoir « peur de venir à l’hôpital et d’attraper la COVID », ce qui retarde le dépistage et la prise en charge médicale.
Il ajoute que « C’est impossible de penser que dans un même hôpital, on sera capables de garder une section COVID et une section non COVID. C’est malheureusement la base du problème de tout délestage. Même si l’on veut garder une section qui roule et qui est verte en soins intensifs, elle devient rapidement chaude et les gens qui doivent être opérés pour d’autres raisons n’ont plus de place en surveillance aux soins intensifs. On préfère donc retarder leur opération pour éviter toute complication postopératoire. C’est un calcul. On se dit qu’ils sont mieux d’attendre de trois à six mois sans attraper la COVID, quittes à ne pas se faire opérer. »
L’anxiété chez les médecins
La peur d’attraper la COVID-19 occupe l’esprit du Dr Sabbah, comme pour beaucoup d’autres au front. Sur le terrain, les chirurgiens et les médecins spécialistes étant des ressources rares et indispensables pour beaucoup de patients, le stress lié à l’idée de contracter la COVID et de ne plus pouvoir exercer est omniprésent.
On peut penser aux cas de patients qui ne peuvent plus être reçus en consultation par leur médecin, leur cardiologue ou leur chirurgien, parce que ce dernier a contracté la COVID, ce qui mène au report d’un diagnostic ou encore d’une intervention qui pourrait leur sauver la vie. C’est donc que ces médecins doivent composer avec la peur pour leur propre santé, pour celle de leurs proches, mais aussi pour leurs patients, qui risquent d’être délestés s’ils en viennent à ne plus pouvoir les traiter, malgré eux.
Aujourd’hui, la mort de Rosine Chouinard-Chauveau donne un visage au délestage, soulevant l’indignation des uns et des autres, bien que le mystère plane encore sur le mal qui l’affectait. Reste à savoir si les questions que son décès a exacerbées trouveront réponses auprès des instances décisionnelles et médicales.